Depuis le début de la pandémie, les recours aux bilans de compétences explosent : 85 000 demandes de financement de bilan de compétences ont été validées en 2021 par le biais du CPF, contre 50 000 en 2020, et 33 000 en 2019, indiquait il y a un an le Ministère du travail. Au moins 100 000 pourraient être validées d’ici à la fin de 2022. Derrière cette tendance, une volonté générale de se reconvertir, drivée par les confinements et diverses causes : la stricte nécessité, le ras-le-bol, la quête de sens. Mais que nous disent réellement ces chiffres ? Les bilans de compétences sont-ils la solution au changement de carrière ? Le métier idéal existe-t-il vraiment ? Éclairage avec Aurélie Gonnet, sociologue du travail et auteure en 2020 d’une thèse sur les bilans de compétences.
Selon la Caisse des dépôts, qui pilote le Compte personnel de formation (CPF, ndlr) par lequel les actifs peuvent mobiliser les droits accumulés durant leur vie professionnelle, les demandes de financement de bilan de compétences ont connu une augmentation de 63,5 % sur un an. Aurions-nous assisté à un tel phénomène sans la pandémie selon vous ?
La difficulté avec ces chiffres, c’est qu’ils n’existaient pas il y a quelques années. Avec l’introduction du CPF et de son mode de financement, nous pouvons en effet désormais comptabiliser les formations. D’abord, le CPF et la communication autour de ce dispositif a tout d’un coup facilité l’accès au bilan de compétences. Il y a sans doute aussi un effet lié à la pandémie, même si on ne peut pas le quantifier exactement : historiquement, les volontés de reconversions augmentent automatiquement par temps de crise, puisque ces dernières engendrent automatiquement une destruction massive de l’emploi.
Le confinement a été pour beaucoup l’occasion de prendre du recul et de se questionner sur sa carrière. Comment explique-t-on qu’autant de personnes se soient rendu compte au même moment de leur malaise individuel vis-à-vis de leur choix de carrière ? Quelle serait la cause plus collective de ce phénomène ?
Lorsque l’on vit à un rythme effréné, le fait de faire une pause engendre inévitablement des constats et des questionnements nouveaux. La pandémie nous a donné le temps de réfléchir à nos quotidiens rythmés essentiellement par le travail. Cette crise en particulier a également mis en avant la question de l’utilité sociale des métiers, et notamment ceux qui sont déconsidérés. Mais ce que j’ai observé, et ce même avant le Covid, c’est également que les personnes se tournent vers les bilans de compétences parce qu’elles sont épuisées par les règles de management actuelles. Cette crise managériale y est aussi pour beaucoup dans l’augmentation du recours au bilan de compétences.
Qu’est-ce que les chiffres que nous venons de citer nous disent sur notre conception du travail au lendemain de la pandémie ?
C’est un signe que l’entreprise telle qu’elle fonctionne ne convient plus, notamment aux plus jeunes, qui sont plus nombreux à se reconvertir. Ce phénomène montre également qu’il y a une injonction à s’épanouir au travail. Or, on peut tout à fait être heureux ailleurs. Dire que l’on est un raté car on ne s’épanouit pas au travail est un discours de privilégié. Il est plus facile d’être heureux au travail quand on est cadre que quand on est ouvrier. Il y a des métiers qui ne seront jamais épanouissants, et il n’y a rien de grave à cela.
« J’ai observé que les individus se tournent vers le bilan de compétences non pas nécessairement dans le but de changer de métier, mais plutôt pour aborder la question du bien-être et de la santé au travail et trouver des solutions à leur mal-être » - Aurélie Gonnet, sociologue du travail
Dans quel contexte le dispositif du bilan de compétences a-t-il été créé ? Quelles en sont les étapes clés ?
À l’origine de sa création en 1991, il y avait la volonté de faire face à la crise des années 80 en permettant ce qu’on appelait le “recyclage” des individus. Lors d’un bilan, on commence par une rétrospective du parcours de la personne afin de délimiter les compétences et définir le besoin, puis on investigue sur les goûts et appétences, et enfin, on élabore un plan d’action. Durant l’investigation, qui constitue la plus grande partie du processus, les professionnels ont recours à de nombreux outils d’analyse du parcours de vie et des expériences en passant par les compétences ou encore à l’analyse de la personnalité, des intérêts et des valeurs.
Selon vous, ce dispositif permet-il de répondre aux attentes des Français ?
Alors que nous sommes en pleine crise de l’emploi, que l’entreprise augmente sa productivité sans embaucher et qu’elle bouscule sans arrêt ses employés avec des pratiques managériales agressives, le bilan de compétences permet d’ouvrir un espace de discussions sur les conditions de travail de plus en plus difficiles. J’ai observé que les individus se tournent vers le bilan de compétences non pas nécessairement dans le but de changer de métier, mais plutôt pour aborder la question du bien-être et de la santé au travail et trouver des solutions à leur mal-être. La plupart des gens en ressortent satisfaits, même s’ils n’ont pas changé de carrière.
La réorientation est parfois vue comme une réussite, parfois comme un échec. Pourquoi ?
Valoriser le fait de ne pas faire le même métier toute sa vie, c’est le discours prédominant depuis la montée du chômage dans les années 80. Les politiques, au lieu de régler cette question épineuse, font le choix d’adapter leurs discours en vantant les mérites du changement de carrière pour pousser les individus à s’adapter. On peut observer le même mécanisme sur d’autres sujets comme l’écologie : on incite les gens à fermer le robinet lorsqu’ils se brossent les dents, mais, pour des raisons économiques évidentes, on ne contraint pas les entreprises qui nuisent de façon inquiétante à l’environnement. À l’échelle sociale, les opinions divergent en fonction des classes sociales : dans les milieux plutôt aisés, on a l’idée que la mobilité est un signe de modernité. Le modèle carriériste, dans lequel on travaille pour la même entreprise toute sa vie en montant les échelons, serait une forme d’archaïsme, alors que c’est le modèle prédominant dans les classes sociales plus populaires.
Votre travail de sociologue porte en grande partie sur cette question du bilan de compétences. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?
Mes premières recherches, qui traitaient essentiellement du statut des artistes en France, m’ont amenée à me poser la question de la liberté que nous avons à choisir notre métier, et donc notre mode de vie. C’est ainsi que je me suis intéressée aux dispositifs de reconversion et aux façons dont la société participe à définir nos choix de vie. Depuis la réforme de la formation professionnelle en 2018 intitulée “Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel”, il y a l’idée que les politiques nous donneraient les moyens d’être libres. Ce n’est évidemment que très peu le cas. Nos goûts, nos compétences et nos choix sont constamment définis par un tas de paramètres, comme notre origine sociale, notre éducation, ou encore nos expériences individuelles.
« Si on dispose de beaucoup d’outils pour analyser les goûts, les appétences et les personnalités des individus, on dispose en revanche de peu d’outils pour mettre en place un plan d’action viable. C’est une des explications au peu de réelles reconversions » - Aurélie Gonnet, Sociologue
Quelles limites avez-vous pu observer quant à ce dispositif ?
Il y en a plusieurs. D’abord, si on dispose de beaucoup d’outils pour analyser les goûts, les appétences et les personnalités des individus, on dispose en revanche de peu d’outils pour mettre en place un plan d’action viable. C’est une des explications au peu de réelles reconversions. On observe aussi, à cause des difficultés économiques qu’implique un changement de carrière, que la tendance est en réalité plutôt au réaménagement de la vie professionnelle. J’ai également parlé de crise managériale : le bilan de compétences ne peut régler en profondeur cette crise sociétale, car l’entreprise est rarement impliquée dans le bilan individuel d’un salarié. Pour traiter cette question, il faudrait plutôt faire appel aux syndicats ou à la médecine du travail. Enfin, le bilan de compétences a tendance à regarder le passé. Or, si, pour élaborer un plan d’action futur, on se base sur le passé, ainsi que sur nos compétences et appétences elles-mêmes construites par rapport à nos expériences antérieures, il y a de fortes chances pour que le bilan nous fasse aller vers ce que l’on connaît déjà.
Votre thèse s’intitule “Des orientations au travail. Une sociologie de la construction sociale des parcours, des expériences et des qualités professionnelles dans le cadre du bilan de compétences”. En quoi nos parcours, nos expériences et nos compétences sont-ils justement une construction sociale ?
Il n’y a rien de génétique dans nos goûts et nos passions. Même nos personnalités sont construites par notre environnement et nos expériences. De même, la vocation n’existe pas, c’est une construction purement sociale. Cela n’enlève rien au fait que nous ayons des goûts et des passions sincères, mais l’idée qu’il y aurait quelque chose d’inné est fausse. C’est plus facile d’avoir une vocation pour la musique quand on vous a mis au conservatoire dès votre plus jeune âge que quand vous décidez d’apprendre à jouer d’un instrument à l’âge adulte. Nous vivons des expériences toute notre vie, elles-mêmes influencées par notre environnement, et ce sont elles qui nous construisent. Je vais prendre un exemple concret : j’ai moi-même dernièrement répondu à un questionnaire dans le but d’élaborer un classement de mes valeurs au travail. Le résultat montrait que la question de l’argent était en bas de la liste. Est-ce que c’est vraiment moi qui n’aime pas l’argent, ou est-ce que c’est mon métier de sociologue, peu rémunérateur, qui m’a poussée à moins m’attarder sur la question financière ? Ce choix est-il vraiment le mien, ou est-il conditionné par mon métier et la valeur que la société lui accorde ?
Quelles seraient les solutions pour ouvrir réellement le champ des possibles ?
Dans l’idéal, nous devrions pouvoir découvrir d’autres métiers sur le terrain, dans la même idée que les stages de 3e. S’immerger dans le quotidien d’un professionnel, ne serait-ce que le temps d’une journée, est le meilleur moyen de faire l’expérience d’un domaine et de voir si le métier ainsi que l’environnement auquel il nous rattache nous conviennent.
« Le métier idéal à proprement parler n’existe pas. Ce que montre aussi mon enquête, c’est que c’est moins le métier en tant que tel que l’environnement de travail qui nous épanouit » - Aurélie Gonnet, sociologue
L’idée d’un métier idéal, fait pour nous, existe-t-elle vraiment ?
Il y a des choses qui sont plus en cohérence avec nos parcours et nos expériences qui, comme on l’a vu, définissent nos goûts. Mais le métier idéal à proprement parler n’existe pas. Ce que montre aussi mon enquête, c’est que c’est moins le métier en tant que tel que l’environnement de travail qui nous épanouit. Un environnement où l’on nous montre de la reconnaissance, du respect et qui nous valorise, dans lequel on se sent utile.
Quelles sont nos croyances et nos représentations du marché du travail que nous devrions abandonner sur le champ ?
D’abord, l’idée que les personnes préfèreraient ne pas travailler. Tout le monde a besoin d’occuper ses journées et de se sentir utile à la société. Travailler, c’est entretenir des liens sociaux, c’est être inséré socialement. C’est aussi assouvir un besoin humain de reconnaissance. Autre idée reçue : celle que les recruteurs sauraient recruter. Il y a un besoin urgent de former les entreprises à recruter, car elles ne savent pas le faire. Plusieurs travaux en sociologie et économie montrent que le principal souci, c’est le peu de temps et d’argent que les organisations accordent au recrutement. Conséquences : on passe uniquement par des CV et des entretiens sans véritable mise en situation ou vérification de l’adéquation entre le candidat et le poste, on ne dispose pas de professionnels en interne pour rédiger correctement les fiches de poste, identifier les compétences vraiment nécessaires à l’exercice… La preuve : on entend souvent dire que le critère principal pour un entretien réussi, c’est le feeling, soit une impression générale plus qu’une véritable évaluation. Cela peut être très discriminant selon le physique, la personnalité, l’aisance ou tout un tas de caractéristiques aléatoires qui ne présument en rien de la capacité à travailler. Ce problème est plus politique qu’il n’y paraît : à partir du moment où c’est au candidat de convaincre le recruteur, c’est qu’on considère, à tort donc, que ce dernier a la vérité absolue.
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